« L’International Visual Theatre, un carrefour culturel pour les sourds et les entendants »
L’International Visual Theatre (IVT) est un lieu culturel unique en France qui s’adresse aux sourds et aux entendants. Du théâtre pour tous oui mais bien plus encore ! Le lieu, niché au fond d’une charmante impasse pavée du 9e arrondissement de Paris, pourrait sembler vouloir cultiver la tranquillité mais les apparences sont trompeuses. L’IVT est une véritable « ruche » qui regorge d’activités et de projets autour de la langue des signes. J’ai eu le plaisir de partager un café avec Jennifer Lesage-David, sa codirectrice qui m’a fait découvrir son histoire et son identité. Une rencontre éminemment chaleureuse au cœur de l’hiver.
Coup de théâtre : Bonjour Jennifer, en quoi l’International Visual Theatre (IVT) est-il un lieu unique en France ?
Jennifer Lesage-David : Il est unique parce que nous sommes le seul lieu culturel en France dont le cœur de l’action est la promotion et la diffusion de la langue des signes sur une dimension culturelle très large. Quand nous sommes nés il y a quarante ans, nous étions à l’origine une compagnie de comédiens sourds qui faisaient des propositions de spectacles en langue des signes puis bilingues, puis on a fait naître un centre de formation sur la langue des signes, le premier en France, et la première maison d’éditions à éditer des ouvrages sur la langue des signes. Depuis des compagnies ont émergé sur ce thème, des centres de formation ont été créés également, mais nous sommes le seul lieu à regrouper toutes ces entités avec une volonté d’échanges et de partage.
Quelle est la vocation de l’IVT ?
J.L-D. : Notre vocation, c’est l’ouverture, la rencontre entre la culture de la langue des signes, la culture du visuel et la culture française au sens large. Avec l’objectif, après 40 ans d’activité, de s’inscrire dans la transmission auprès des jeunes générations et de partager ce très bel outil avec tous les acteurs culturels, et notamment les compagnies émergentes, qui travaillent à la promotion de la langue des signes.
Le lieu regroupe donc de nombreuses activités. Pourriez-vous nous les présenter ?
J.L-D. : Sur le plan artistique, nous disposons d’une salle de spectacles pouvant accueillir jusqu’à 185 personnes, nous diffusons et produisons des spectacles et des performances artistiques ; nous accueillons en résidence des compagnies qui travaillent sur le bilinguisme. Nous sommes également force de conseil et d’accompagnement auprès de structures comme le cinéma ou le théâtre qui veulent travailler avec des artistes sourds. Sur le plan de la formation, nous proposons des cours de langue des signes à tous les publics, sourds ou entendants, d’un niveau débutant à un niveau acquis, ainsi que des stages EN langue des signes (histoire de la langue des signes, identité sourde, et des stages artistiques de théâtre, photo, hip hop, clown, danse,…). Et enfin nous éditons et diffusons des dictionnaires, des livres, des lexiques, des DVD,… Au total, nous sommes une équipe mixte de 23 salariés mais face au nombre d’activités, nous pourrions être beaucoup plus !
Comment élaborez-vous votre programmation ? Sur quels critères ?
J.L-D. : Nous la construisons à quatre mains avec Emmanuelle (ndlr : Emmanuelle Laborit, codirectrice de l’IVT) en veillant à un équilibre entre spectacles bilingues mêlant langue des signes et français et des spectacles purement visuels sans paroles (danse, mime, clown, marionnettes…). Nos critères de sélection ? Nous cherchons des spectacles qui nous interpellent par leur esthétisme, leur créativité ou les messages qu’ils portent pour avoir envie de les partager avec le public et répondre à notre mission de programmation en ouvrant les esprits. Ensuite, un critère technique car notre plateau n’est pas très profond et ne permet pas d’accueillir tous les spectacles. Enfin, on n’y échappe pas hélas, un critère financier. Nous n’avons pas toujours les moyens de programmer ce que nous souhaitons. Aujourd’hui, nous proposons 10 spectacles et 10 événements par saison, soit 65 représentations par an.
Concrètement, voir un spectacle bilingue pour un entendant, c’est s’appuyer sur un surtitrage ou un interprète sur scène ?
J.L-D. : Justement pas ! L’idée c’est de ne pas faire appel à du surtitrage ou des interprètes qui sont des moyens d’accessibilité. Ce que nous souhaitons, c’est que le regard de chaque spectateur soit posé sur une proposition artistique unique; que chacun, sourd ou entendant, puisse recevoir le spectacle dans la même temporalité avec une richesse de contenu équivalent. Le défi, c’est de penser la mise en scène en bilinguisme dès le départ, de mélanger langue des signes et français. Il y a plusieurs partis-pris de mise en scène possibles, l’idée étant de trouver celle qui mettra le public à égalité et dans le même confort.
Quel est votre public justement ?
J.L-D. : Un public large et intergénérationnel : des enfants, des familles, des personnes âgées. On accueille également un public du monde entier, c’est notre caractère unique qui attire !

Credit : IVT – S. Badie-Levet
Quelques mots sur l’histoire de l’IVT. Comment est né le lieu ? A l’initiative de qui ?
J.L-D. : Le projet est né il y a 40 ans par la rencontre de deux hommes de théâtre : Alfredo Corrado, un artiste sourd américain et le metteur en scène français Jean Grémion. Ils ont eu ce pari fou et magnifique de créer une compagnie de théâtre autour de la langue des signes. C’était l’époque du « Réveil Sourd », qui correspondait à la volonté des sourds de faire reconnaître leur langue, interdite pendant 100 ans (ndlr : la langue des signes a été reconnue officiellement en France en 2005). Puis la compagnie a grandi, s’est développée jusqu’à devenir un lieu, d’abord implanté au château de Vincennes puis ici à Paris.
L’IVT fête ses 40 ans cette année !
J.L-D. : Oui absolument ! Nous prévoyons cinq jours de festivités du 9 au 13 mai 2017 durant lesquels nous fêterons le passé et …l’avenir ! Les jeunes générations pourront rencontrer « les anciens » qui raconteront l’histoire de l’IVT et nous en profiterons pour présenter nos projets : la présentation de la master class artistique, une pédagogie plus moderne pour notre centre de formation et la saison 2017/2018…Nous avons du pain sur la planche!
Que peut-on vous souhaiter pour les 40 prochaines années ?
J.L-D. : Garder cette énergie et cette richesse de propositions, consolider nos ressources car la culture est fragile, et continuer à être soutenus pour porter nos projets. Et pourquoi pas s’agrandir car on commence à être à l’étroit ! (rire)

Crédit : Maurice Melliet
Quelle est votre plus grande fierté ?
J.L-D. : Après la reconnaissance du public, c’est la reconnaissance politique. Les partenaires publics nous sont aujourd’hui d’un grand soutien même si le chemin a été long avant d’être reconnu comme un lieu culturel à part entière. Au départ, nous étions étiquetés « handicap » alors que ce n’est absolument pas notre créneau ! Notre créneau, c’est la culture pour tous.
Avez-vous un rêve ?
J.L-D. : Oui ! Renforcer la visibilité et la reconnaissance de la langue des signes. Elle n’a pas la place qu’elle devrait occuper, particulièrement dans l’éducation où l’enseignement en langue des signes leur est peu proposé. Les parents d’enfants sourds devraient avoir le choix entre une éducation bilingue ou une éducation oraliste. Or ce choix n’est pas possible aujourd’hui car les structures offrant une éducation bilingue sont infimes. Beaucoup pensent que l’intégration des personnes sourdes passe par l’oralisation, ce qui est à mon sens une erreur, car cela les place dans une position de rééducation et d’efforts constants. Alors que la langue des signes est une langue naturelle d’une richesse insoupçonnable qui leur permettrait d’avoir accès aux savoirs, aux connaissances, au français et représenterait un meilleur vecteur d’intégration. De plus, c’est un enrichissement pour tous !
Merci ! Et pour conclure, quel a été votre parcours ?
J.L-D. : J’ai toujours cherché à me nourrir et à explorer de nombreuses disciplines artistiques – Conservatoire d’Art Dramatique, brevet d’état en théâtre et cirque, Master 1 en études théâtrales, Master 2 en management du spectacle vivant – avec le projet de devenir administratrice de projet culturel. Parallèlement à mes études, j’ai commencé à apprendre la langue des signes à 18 ans, je me suis beaucoup investie dans les associations sourdes de Bretagne et j’ai eu plusieurs expériences d’administratrice de compagnies, de lieux culturels. Assez logiquement, j’ai intégré l’IVT en 2010 d’abord comme administratrice pendant quatre ans puis aujourd’hui comme codirectrice.
Propos recueillis par Elisabeth Donetti, avec l’aide de Pascaline Siméon/bureau de presse Sabine Arman
INTERNATIONAL VISUAL THEATRE
7 Cité Chaptal, 75009 Paris