UN CAFÉ AVEC JEAN-LUC JEENER – DIRECTEUR DU THÉÂTRE DU NORD-OUEST (PARIS 9eme), AUTEUR, METTEUR EN SCÈNE, COMÉDIEN, CRITIQUE DRAMATIQUE

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Crédit : Patrick Lafrate

« Le théâtre montre l’homme dans tous ses possibles »

Est-ce besoin de présenter Jean-Luc Jeener à nos lecteurs ? Grande figure du théâtre contemporain, à la fois directeur du théâtre du Nord-Ouest, metteur en scène, comédien, écrivain et critique dramatique, l’homme est également un catholique fervent, défenseur d’un théâtre de l’incarnation avec un grand I. Hors du système, loin du vedettariat et des réseaux de communication virtuels, sans moyens ou presque, Jean-Luc Jeener défend sa conception du théâtre au Nord-Ouest, un lieu unique, reflet de ses réflexions et aspirations. Érudit, déterminé, inflexible, il m’accorde le 1er juillet dernier un entretien sans concession aux confins du théâtre et de la religion.

Coup de théâtre : Bonjour Jean-Luc Jeener, vous défendez un théâtre chrétien. Comment le définiriez-vous ?

Jean-Luc Jeener : J’ai publié plusieurs livres pour expliquer cela. D’abord, le théâtre chrétien n’est pas un théâtre militant. Je suis catholique et je revendique ma catholicité, ce qui ne nous empêche pas d’accueillir des personnes de tous les horizons, de toutes les religions. Mais le théâtre du Nord Ouest est conçu et pensé à travers ce prisme aussi bien dans la manière de réunir les gens que de faire le théâtre qu’on fait ici. Pour résumer en deux mots, le théâtre chrétien, c’est un théâtre qui veut que le comédien devienne le personnage. C’est un théâtre qui ne montre pas un personnage mais qui EST le personnage. C’est ce que j’appelle le théâtre d’incarnation, au sens fort du terme. Quel est le rapport avec le Christianisme ? Le Christianisme, le Catholicisme en particulier, c’est de croire à une folie qui est l’incarnation du Christ. Le Christ est pleinement Dieu et pleinement homme au même moment, exactement comme un comédien sur un plateau qui est pleinement lui-même et pleinement le personnage. Sur le plan théologique, c’est ce qu’on appelle une hypostase. Et le mystère du comédien, c’est réussir cette hypostase.

Comment un comédien y parvient-il ?

J.-L. J : C’est justement le mystère du comédien ! Cela lui permet de comprendre ce qu’est le mystère du christianisme. Prenons un exemple, en ce moment, je joue Tartuffe. Je suis sur le plateau pleinement Jean-Luc Jeener et pleinement Tartuffe. C’est complètement insensé et pourtant c’est vrai. Quand je joue Tartuffe, j’ai mes problèmes d’impôts, mes problèmes d’argent, mes problèmes de cœur, et pourtant je suis Tartuffe qui va essayer de récupérer la maison d’Orgon ou de séduire Elmire. Je suis la même personne sur le plateau. Je suis pleinement l’un et pleinement l’autre. Le théâtre de l’incarnation, c’est l’essence même de cela. Le cœur du théâtre chez moi, ce n’est ni la pièce, ni le metteur en scène, c’est le comédien qui est au cœur du dispositif, même si ce comédien a besoin d’un metteur en scène, d’un directeur d’acteur, de quelqu’un qui va l’aider à réaliser cette hypostase. Et c’est un travail gigantesque. Par exemple, sur « Le Marchand de Venise », je travaille huit heures sur cinq répliques pour que les mots deviennent la chair du comédien. C’est extraordinaire le théâtre, c’est par le verbe qu’un comédien va appréhender un personnage et une fois qu’il a appréhendé ce personnage, son texte va devenir sien mais c’est son être dans sa globalité (réflexions intérieures, silences…) qui va rester premier. Quand vous travaillez Racine, un silence de vingt secondes est aussi important qu’une tirade de deux minutes !

Vous sentez-vous investi d’une mission ?

J.-L.J. : Je me sens investi d’une mission dans la mesure où tout homme doit se sentir investi d’une mission ! La mission, c’est d’aider l’homme à être plus homme encore, c’est d’aider l’homme à comprendre que nous sommes une créature dans ce vaste monde, qu’il faut faire quelque chose de sa vie, que la vie n’est pas une fin en soi), qu’il y en a une autre après C’est la question du sens.

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Quelle est la finalité du théâtre selon vous ?

J.-L.J. : C’est le seul art qui peut montrer l’homme à l’homme dans sa globalité. Si vous prenez la peinture, tenez regardez ce portrait de Molière derrière vous, elle va vous donner une idée de Molière. Les arts prennent quelque chose d’un homme, d’un évènement et n’en donnent qu’une seule dimension tandis que le théâtre en donne la globalité, montre l’homme dans tous ses possibles. Si vous montez l’Avare par exemple, certains metteurs en scène vont le réduire qu’au thème de l’avarice. Non, Harpagon, ce n’est pas seulement l’avarice, c’est beaucoup plus que cela : c’est l’absence d’amour de ses enfants, les problèmes de sexualité, d’argent et surtout la peur de la mort, .… Vous avez mille possibles avec des personnages comme cela.

D’autres arts, comme le cinéma ou la littérature, donnent à voir l’homme sous multiples facettes…

J.-L.J. : On pourrait dire que le cinéma a ce même projet puisqu’on montre du vivant. La seule différence, c’est que le cinéma est figé et le spectateur passif, il regarde les choses. Alors que dans le théâtre, ce qui est extraordinaire, c’est que le regard du spectateur va transformer la chose par son regard, par sa présence, par son sentiment. Le spectateur influence, perturbe sans le savoir le spectacle en sortant, en toussant, en éternuant. Il y a des toux qui sont maladroites, pertinentes, grossières… et qui vont impacter le comédien qui ne sera plus pleinement le personnage, qui va se regarder en train de jouer. Et c’est pour cela que chaque représentation est différente à cause du génie ou non du public, ce qui est essentiel. Et l’autre différence, c’est qu’au théâtre, le public va faire son choix, va faire ses gros plans, ses ralentis. C’est pour cela que le théâtre est unique, que le théâtre est essentiel à la Cité.

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« Le théâtre permet de montrer son frère humain alors que la société l’ignore » dites-vous. En quoi le théâtre permet-il de montrer les hommes différemment ?

J.-L.J. : Il ne les montre pas différemment, il les montre réellement ! Prenons un exemple : j’ai vu il y a quelques mois, au théâtre Essaïon un très beau spectacle sur des clochards. Dans la vie, vous voyez un clochard, vous avez de fortes chances pour vous en éloigner. Au théâtre, vous allez le voir, vous allez l’appréhender, vous voyez votre frère humain clochard vivre et agir. Idem, vous voyez un couple s’embrasser dans la rue, par pudeur, vous détournez les yeux. Au théâtre, vous allez voir Roméo et Juliette s’embrasser, vous voyez un assassin tuer devant vous,.… Vous payez votre place pour vous mettre en disponibilité d’écoute. Le spectateur est actif au théâtre, il est actif devant son frère humain. C’est dans ce sens que le théâtre est essentiel. Malheureusement, il est mal compris et surtout mal utilisé.

En quoi le Théâtre du Nord-Ouest que vous dirigez depuis vingt ans occupe-t-il une place à part à Paris ?

J.L.J. : C’est un lieu véritablement unique et je dis cela sans prétention. Il est unique car j’ai voulu qu’il le soit, parce que cela fait quarante ans que je réfléchis à ce problème. Depuis toujours, j’ai dû faire face à des problèmes organisationnels et financiers qui entravent la création. Donc, la seule façon de faire les choses qui vous paraissent nécessaires, quand on n’a pas de fortune personnelle, ce qui est mon cas, c’est de prendre les choses en main. Et comment faire du théâtre et garder l’essentiel du théâtre quand on n’a pas d’argent ? Comment arriver à monter une pièce sans se dire « Ah oui, il y a quinze comédiens, donc je vais chercher une pièce avec deux comédiens », ce qui se fait aujourd’hui. L’idée est simple : il ne faut pas que l’argent nous domine. Comment ? D’abord, en remplaçant la production de l’argent par la production du travail. Ensuite, ce qui tue le théâtre, ce sont les frais liés au structurel – payer les régisseurs, les administrateurs, les charges, les frais inhérents au lieu – ce qui fait qu’il n’y a pas d’argent pour la production. La solution, c’est d’éliminer le structurel, raison pour laquelle dans ce théâtre, il n’y a aucun salarié, aucun salaire fixe. Et c’est comme cela que cela peut fonctionner. Et encore, on a un loyer important, les charges … En somme, on ne vit que des recettes ! Et même en travaillant ainsi, on reste dans une économie précaire.  Et c’est la problématique de tous les directeurs de théâtre.

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Quelles sont les valeurs du lieu ?

J.L.J. : Christianisme, liberté, générosité. Et j’essaye de faire en sorte que ce lieu ne survive pas mais vive, tout simplement. Avant de monter une pièce, n’importe quel directeur du théâtre va se dire « Est ce que cette pièce va marcher ? » Moi, je ne me pose pas la question comme cela. Je me dis « Est-ce que c’est important ou pas ? », «Est-ce que c’est essentiel ou pas ? » « Est-ce essentiel pour le public ou pour le créateur ? ». Le christianisme est fondamental chez moi : je peux prendre un spectacle d’une pièce qui ne m’intéresse pas, avec des comédiens ou un metteur en scène qui ne m’intéressent pas mais dont je sens qu’il y a quelque chose de nécessaire chez l’un des créateurs parce qu’il « crève » de ne pas pouvoir s’exprimer et qu’il ne le fera nulle part ailleurs qu’ici. Raison pour laquelle au théâtre du Nord-Ouest, je le dis clairement il y a les plus mauvais spectacles de Paris et les meilleurs. Et c’est un choix.

Comment élaborez-vous votre programmation ? Et pourquoi proposer des intégrales ?

J.-J.J. : Je programme des auteurs qui, dès l’écriture, permettent l’incarnation. En fait, je programme toujours le même auteur qui peut aller d’Ibsen à Shakespeare, de Racine à Molière, de Claudel à Montherlant. Je ne ferai jamais un cycle Ionesco par exemple car dès l’écriture, il ne crée pas des individus. Ionesco réfléchit sur la condition humaine, sur la structure du langage, il va faire de la politique, de la philosophie par le théâtre. Cela ne m’intéresse pas en tant que metteur en scène. En choisissant un auteur qui permet l’incarnation, on constate qu’il y a des pièces qui se répondent, qui se font écho les unes et autres et qui apportent un éclairage. Elles dialoguent, elles se parlent. On part d’une dimension d’incarnation à une dimension plus intellectuelle, plus culturelle et c’est passionnant. Mais programmer des intégrales, c’est un travail dantesque !

Pas de vedettariat, pas de publicité au théâtre du Nord-Ouest. Comment attirer le public ?

J.-L.J. : J’interdis violemment aux comédiens, comme j’en ai vus hier soir, de dire au public en fin de représentation « Si vous avez aimé le spectacle, parlez-en autour de vous, mettez des bonnes critiques sur les sites de vente ». Ca me fait penser à des marchands de soupe, c’est insupportable. On doit fonctionner sur un bouche-à-oreille naturel. Si le public aime, il revient, il en parle. Et on compte sur un petit noyau de fidèles, 1 500 personnes environ, catholiques principalement. Raison pour laquelle j’ai beaucoup de plaisir aussi à programmer des pièces de Sade par exemple qui « crachent » sur le catholicisme. Ce qui importe, c’est le sens. Parler, réfléchir, débattre.

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Vous êtes également critique dramatique depuis 50 ans. Qu’aimez-vous dans le théâtre actuel ? Que regrettez-vous ?

J.L.J. : Avant tout, je ne suis pas un critique qui est devenu homme de théâtre. Je suis un homme de théâtre qui est devenu critique. A la mort de mon père, j’ai dû trouver une activité pour aider  financièrement ma famille. Et je suis rentré au Figaro Magazine, grâce à l’amitié de Jacques Nerson qui m’a proposé de devenir son adjoint. Et depuis, je suis quasiment au théâtre tous les soirs. Ce que j’aime au théâtre, c’est ce que je défends ici, c’est le théâtre de l’incarnation et je suis atterré de voir qu’on en voit de moins en moins. Je déplore profondément des spectacles qui ne sont pas montés par nécessité mais montés pour que « ça marche », se nourrir tout simplement. C’est terrifiant. Vous avez une multiplication effrayante de one man show, près de 150 à Paris en ce moment. Ou des spectacles à deux, trois comédiens. Cela n’a aucun intérêt ! J’ai vu un « Lorenzaccio » à cinq comédiens, ce n’est pas sérieux même si le metteur en scène a beaucoup de talent mais c’est une aberration, la pièce n’est pas montée. Moi, je l’ai montée dans la petite salle avec 23 comédiens. Il faut rester libre et savoir désobéir aux lois du marché actuel.

Le théâtre du Nord-Ouest a vingt ans. Que peut-on vous souhaiter pour les vingt prochaines années ?

J.-L.J. : Qu’il dure et continuer de proposer de belles choses. ♦

Propos recueillis par Elisabeth Donetti 

Pour aller plus loin : http://theatredunordouest.com/

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