Il est des spectacles qu’on n’oublie pas. C’est la dernière chronique de la saison avant le break estival et, tradition du blog oblige, je conclus par LE spectacle qui m’a littéralement conquise au cours des six mois écoulés. Petite entorse à notre terrain de jeu habituel, il ne s’agit pas de théâtre stricto sensu mais de deux spectacles inclassables relevant davantage des arts du cirque et signés par une compagnie grenobloise qui fait beaucoup parler d’elle depuis quelques années: la compagnie Yoann Bourgeois, du nom de son jeune fondateur. Acrobate, jongleur, danseur, trampoliniste et metteur en scène, Yoann Bourgeois se définit comme « un artiste de cirque mais joueur d’abord et sans spécialité ». Passé entre autres par l’École du cirque Plume, le Centre national des Arts de Chalons en Champagne et le Centre national de danse contemporaine d’Angers, il décide de créer sa propre compagnie en 2010, composée aujourd’hui d’une vingtaine de personnes. Son univers ? Des spectacles à la fois techniques et très visuels conçus à partir d’une réflexion sur les notions d’équilibre, d’apesanteur, de gravité et du refus de la chute. Avec en fil rouge une quête personnelle et perpétuelle du « point de suspension », ce point bien connu des artistes de cirque qui correspond à l’instant où les corps sont au plus haut de l’envol avant la chute. Comme une seconde d’éternité où le temps n’a plus de prise. Dans l’univers de Yoann Bourgeois, rien ne tient vraiment debout, on perd l’équilibre, on se suspend, on dégringole, on se rattrape au vol, on s’accroche aux branches et on se laisse aussi tomber parfois. Pour illustrer les rapports de force entre les corps et les éléments, le metteur en scène signe chacune de ses créations par l’utilisation d’objets ou de dispositifs variés, inattendus, éminemment graphiques, comme des cubes, balanciers, escaliers, trampolines invisibles,… Le comédien/acrobate n’est pas au centre de la scène (au propre comme au figuré) mais représente un élément en interaction permanente avec les objets qui l’entourent, avec les forces qui le guident.
En juin dernier, j’ai pu découvrir « Celui qui tombe » au Théâtre de la Ville, l’une des créations les plus récentes de la Compagnie créée à l’occasion de la 16e Biennale de la Danse de Lyon en septembre 2014. Un spectacle véritablement saisissant! Dès les trente premières secondes, on est scotché. La scène est plongée dans l’obscurité totale quand soudain une grande plateforme en bois de six mètres carré suspendue par quatre filins descend des cintres. Elle oscille, s’incline, se penche dangereusement dans le vide : la descente, rythmée par le grincement du bois qui « travaille » semble mal engagée, laborieuse, périlleuse. Juchés sur cette plateforme, six personnages, trois hommes et trois femmes – une « petite humanité » comme le décrit Y. Bourgeois – sont soumis aux oscillations incertaines de ce balancier géant. Ils s’agrippent, s’accrochent, pour garder leur équilibre, ne pas glisser, ne pas tomber dans le vide. Individuellement ou ensemble, ils résisteront. Après, ce seront d’autres aventures qui les attendront dont celle, une fois la plateforme fixée au sol et mise en mouvement par un pivot, qui les emportera avec elle de plus en plus vite au son de « My way » les contraignant d’abord à marcher, puis courir, sauter, trébucher, s’unir pour certains, se séparer parfois, tomber. Chercher à tenir debout quand les forces nous en empêchent, malgré les contraintes qui pèsent et s’exercent. Une métaphore de la condition humaine magnifiquement illustrée par les différents tableaux de ce spectacle inclassable, captivant, magnétique, à la chorégraphie millimétrée et désarmant de grâce et de poésie. On se surprend à sourire, rire, s’effrayer, s’émouvoir aux aventures de ces drôles de pantins soumis aux lois de l’équilibre et de la gravité.
Le spectacle « Leaving room » présenté au Carreau du Temple dans le cadre du festival Paris Quartier d’été est plus intimiste mais garde la signature « Bourgeois ». Il est 22h, il fait presque nuit dehors quand nous venons nous installer dans l’immense salle du Carreau. Question siège, c’est l’embarras du choix : chaises longues pour les plus chanceux, gradins ou tapis jonchés élégamment sur le sol pour les derniers retardataires. Les protagonistes du soir (Yoann Bourgeois, Marie Fonte et la harpiste Laure Brisa), installés au fond de la scène, nous attendent déjà en échangeant discrètement quelques mots avant de s’offrir aux regards, quand soudain un projecteur s’écrase au sol. Silence glacial dans les rangs du public. Et c’est parti pour 50 minutes de spectacle, composé de courtes pièces dans lesquelles Yoann Bourgeois fait ses gammes et explore les thèmes qu’il affectionne : chute, équilibre, pesanteur. En substance, la relation d’un homme et d’une femme, des conflits, des discussions, des séparations, des retrouvailles magnifiées par un dispositif « bourgeoisien » : une balance de Lévité, une table et deux chaises, un métronome et un trampoline invisible au pied d’un escalier, comme autant d’éléments susceptibles d’illustrer toutes les forces qui régissent les sentiments et les unions humaines. Un moment d’exception : les chutes et rebonds infiniment poétiques de Yoann Bourgeois de l’escalier au trampoline. La scène finale où les deux protagonistes tentent de trouver leur équilibre à quatre mains sur une planche surplombant un globe est d’une grâce infinie. La musicienne (la harpiste Laure Brisa) accompagne le duo par une bande son empruntant tout à la fois à Schubert, Philippe Grass, Bach. Singulier mais envoûtant. Encore une occasion de se régaler avant la dernière ligne droite des vacances: le spectacle « Cavale » est proposé demain gratuitement sur le parvis du Sacré Cœur. J’y serai pour clore ce mois de juillet en beauté …et en apesanteur.
Le point de vue d’Elisabeth
CAVALE – Compagnie Yoann Bourgeois
Dimanche 26 et lundi 27 juillet à 21h (spectacle gratuit)
Parvis du Sacré Coeur
Pour en savoir plus sur la compagnie : http://cieyoannbourgeois.fr/
Crédits photo : Géraldine Aresteanu