LA VIE SECRÈTE DES VIEUX – THÉÂTRE DE LA VILLE – LES ABBESSES

♥♥ Vieillir, c’est affronter le regard social, c’est observer son corps s’user au fil des ans, c’est constater l’altération progressive de son autonomie. Ce n’est pas pour autant que la sexualité appartient à la vie d’avant. Elle se réinvente, c’est tout. Et tant pis du qu’en-dira-t-on, des enfants, de la religion et de tout le reste. Lorsqu’on a quelques années à vivre ou seulement quelques mois, doit-on les passer à plaire à autrui en s’oubliant soi-même ? Et puis, est-ce proprement vivre si on enterre ses envies, ses désirs, alors que votre cœur bat d’un amour ardent ?   

Sur la scène, des femmes et des hommes, âgés de 75 à 96 ans. Seule l’aide-soignante frôle les 35 ans. Avec de simples éléments de décor – un micro, des chaises, un praticable – ces hommes et ces femmes racontent leurs amours, leurs souvenirs et leurs fantasmes avec humour, poésie, générosité. Ils parlent de leurs enfants parfois « trop intrusifs par souci de “protection”, ou parfois, de façon plus triviale, pour des questions d’héritage », confie Mohamed El Khatib, à l’initiative de l’aventure : faire monter sur une scène des personnes, qui étaient dans leur vie d’avant chirurgien, médecin généraliste, ouvrier, employé… Leur parole est authentique, sans filtre et sans tabou, affranchie de toutes les conventions sociales. C’est le privilège donné par leur grand âge. Et ils révèlent tout ou presque de leur intimité, de leurs sentiments et de leur ressenti. L’un avoue qu’avant l’amour il prend désormais le temps d’enlever ses chaussettes, qu’il savoure chaque nouvelle rencontre avec un corps féminin car cela peut être la der des ders. L’autre reconnaît son envie folle de vouloir faire l’amour tous les jours de sa vie, d’embrasser son homme comme une tigresse et de laisser parler tous ceux qui s’opposeraient à ses volontés. Deux, un homme et une femme, parlent de leur homosexualité, d’hier et d’aujourd’hui.

En substance, des questions reviennent. Qui aurait le droit de décider pour eux de leur plaisir sexuel ? De leur donner ou non le droit d’aimer alors qu’ils ont des cheveux blancs et des articulations usées ? Ils évoquent leur ami disparu il y a peu à 102 ans, il désirait prendre part à l’aventure jusqu’au bout. Aussi, pour être en conformité avec ses dernières volontés, son urne cinéraire trône en bonne place sur la scène. Ils se remémorent le souvenir d’Anne qui chantait son amour à son bien-aimé sous son balcon de leur maison de retraite. Mais les enfants de son chevalier se sont tant et tant opposés à leur amour qu’elle a décidé un matin de se suicider, dans sa chambre, après son petit déjeuner et avoir remis de l’ordre dans ses affaires.

Les témoignages teintés d’une beauté ridée, tannée par les années, sont bouleversants de vérité. Ils restent précieux à découvrir, car ils révèlent un pan rarement abordé dans la gérontologie : la sexualité des vieux parce qu’elle est honteuse pour certains, parce qu’elle ne devrait même pas exister pour beaucoup d’autres. Parce qu’elle fait honte aux corps jeunes et galbés ? Parce qu’elle met un coup de canif à l’héritage d’une descendance ? Parce qu’elle fait tache sur un arbre généalogique si elle se conclut par une union devant M. le Maire ?

Le choix convaincu de Mohamed El Khatib de faire appel à des apprentis comédiens d’un âge très avancé freine la fluidité du texte et des enchaînements par leur méconnaissance du jeu de l’acteur, les pertes de mémoire, l’arthrose des corps… Si les témoignages sont piquants de franchise, pourquoi faire interpréter ce duo emprunté à Roméo et Juliette ? Il fait mal aux spectateurs de voir se dépêtrer ce couple tentant de se donner la réplique en mémoire de leur amie Anne. Ce choix casse l’ambiance et sème la débâcle. Par contre, les phrases apparaissant régulièrement sur l’écran du fond de scène explosent la salle littéralement de rire (il vaut mieux mourir sur scène que dans un Ehpad, des défibrillateurs sont à disposition de part et d’autre de la scène…).

Le spectacle manque cruellement d’une écriture autour de ces témoignages, recueillis auprès des résidents, comme d’une mise en scène. Mohamed El Khatib propose une succession de prises de paroles avec tous les aléas possibles et imaginables lorsqu’ils sont confiés à des amateurs. Certes, ils sont de très bonne volonté, sympathiques et malicieux à souhait. Mais est-ce pour autant que le tout donne un spectacle ? Présenté dans le cadre de maisons de retraite, d’Epahd, de salles des fêtes municipales, La Vie secrète des vieux y aurait toute sa place. Sur une scène d’un théâtre public, c’est-à-dire subventionné par des institutions, avec un public payant sa place, on est en droit de s’attendre à un spectacle digne de ce nom.

C’est sans doute la patte de Mohamed El Khatib, le mélange des genres artistiques. Ce n’est pas le seul. Il apprécie le mélange des genres politiques. Et là, c’est bien plus discutable. Lui qui annonce pour ce spectacle pendant la représentation (était-ce bien nécessaire ?) percevoir des subventions d’origines belge et française, arbore un tee-shirt à l’effigie de Tanger et du Maroc. Quel rapport avec la Belgique ou la France ? Avec Paris, ville où il est donné ce soir ?

Plus encore, alors que les apprentis comédiens saluent avec leur metteur en scène, un nouveau message apparaît sur l’écran du fond de scène. Celui-ci n’est pas là pour déclencher les rires des spectateurs… Il affirme leur soutien avec le peuple palestinien. C’est bien prendre parti dans une affaire politique puisqu’il n’est pas question de la libération des otages israéliens. Il aurait pu appeler au cessez-le-feu, à la paix au Proche-Orient. Rien de tout cela. Il y a volontairement un parti pris politique. Et un mélange des genres inacceptable, celui là. Aussi, à la sortie de la salle, l’esprit du spectateur est confus. À quoi a-t-il assisté ? À une représentation théâtrale d’amateurs dans un beau théâtre public, prétexte à une prise de position politique sans lien avec la thématique abordée.

La Vie secrète des vieux aurait pu être un très bon spectacle par la levée d’un tabou sur la sexualité des personnes âgées, avec ses pointes d’humour et sa parole libre, s’il avait été écrit, mis en scène et interprété par des professionnels… et si le baisser de rideau n’avait pas conclu par une prise de position politique sans lien avec la thématique. Néanmoins, il invite chacun à changer notre regard sur la vieillesse, les vieux et les vieilles en particulier, qui ne le sont pas tant que cela dans leur cœur jusqu’à leur dernier battement.

Le regard d’Isabelle

LA VIE SECRÈTE DES VIEUX 

Théâtre de la Ville – Les Abbesses
31, rue des Abbesses. Paris 18e

Du 12 au 26 septembre 2024 à 20 h / dim. 22 sept. 15 h

  • Samedi 21 septembre à 18 h.
    Rencontre avec le sociologue Didier Eribon et le metteur en scène Mohamed El Khatib, animée par la journaliste et écrivaine Laure Adler.
  • Dimanche 22 septembre à 15 h : représentation en audiodescription.

Durée : 1 h 10


Tournée 2024-25 :

8 et 9 oct. : Espace 1789, Saint-Ouen
11 oct. : Théâtre de Choisy-le-Roi
9 et 10 nov. : Festival Roma Europa, Rome
20-23 nov. : Centre dramatique national Orléans
12-15 déc. : Comédie de Genève
18 et 19 déc. : Points communs, Cergy-Pontoise
8 – 10 jan. : Théâtre du Bois de l’aune, Aix-en-Provence
13 – 15 janv. : Tandem, Arras
17 et 18 janv. : Le Channel, Calais
28 janv. : Équinoxe, Châteauroux
30 janv. : La Halle aux grains, Blois
11 – 15 mars : Théâtre national de Bretagne, Rennes
28 et 29 mars : Bonlieu Scène nationale Annecy
8 et 9 avr. : Malraux, Scène nationale Chambéry Savoie
15 – 17 avr. : Maison de la culture (MC2), à Grenoble
27 et 28 mai : L’Espal, Le Mans

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